Nommer son ennemi c’est lui ôter une partie de son pouvoir. La dépression fait partie de moi. Aussi étrangement que cela paraisse, elle fait partie de ma vie. Je la combats au quotidien.
Donc il va s’en dire que je ne suis pas constamment une personne dépressive. J’ai des phases dépressives. Je peux sourire, sortir de -mauvaises- blagues, être créatif, énergique, préparer à dîner, partir voyager au bout du monde et marcher 15h par jour sur des centaines de kilomètres en trek puis m’affaler dans l’abrutissement telle une pierre inanimée. La dépression me suit, partout, où que je sois. Elle est totalement insensible à mon succès et à mes échecs, elle “est”.
Un peu comme Milou et Tintin. Nous sommes devenus inséparables.
Une force tellement puissante qu’elle vous cloue au lit sans énergie durant des heures, des jours, des semaines, où que vous soyez, quoique vous fassiez (d’où le “en voyage”). Manger devient une torture. Se laver. Sortir. Exister. Elle est cet écho dans votre tête qui vous répète que vous n’êtes rien, que vous ne valez rien. Cette voix corrosive emplie de noirceur à laquelle parfois on succombe.
J’ai succombé.
Une fois.
On ne sait pas comment cela arrive. Il y a un moment T. Un moment avant et un moment après. La maladie de ma soeur, mon impuissance à cette réalité, la culpabilité de mon impuissance, la mort de mon chien, un cafard courant sur votre peau qui vous réveille, hurlant seul dans la nuit dans ces chambres étudiantes insalubres, d’autres détails plus ou moins insignifiants, enfin, qui me paraissent aujourd’hui moins insurmontables qu’ils ne le furent autrefois… il y a des années.
La conscience que quelque chose ne va pas. La confession à certains. A un médecin. Bouée jetée dans le désespoir. Les médicaments. Un traitement inadapté ou une douleur chimiquement impossible à contenir.
La tentative de suicide.
L’internement à l’hôpital psychiatrique.
L’autre monde.
C’est ce séjour qui m’a changé je crois. J’ai vu cette ombre qui planait sur moi. J’ai senti physiquement son impact face à cette part rachitique de moi-même que j’étais devenu en mon âme et en mon corps.
La dépression est encore une sorte de tabou que l’on arrive difficilement à combattre. A nommer. On a du “courage” d’en parler comme si, d’une certaine manière, oser affirmer que tout ne semble pas aller dans le meilleur des mondes vous collait une étiquette sur le front : “Attention, dépressif, à manier avec précaution”.
La dépression est le Voldemort de notre monde moderne.
Je crois qu’il ne faut pas forcément nous manier avec précaution. Arriver à faire rire un dépressif est sans doute la meilleure chose que vous pouvez lui apporter. C’est d’ailleurs un signe que vous avez un don pour la comédie. -une reconversion professionnelle s’impose peut-être ?- Il n’y a pas plus difficile public qu’un dépressif, croyez-moi. On n’est tellement dans le noir, on est tellement dans le trou que ce que vous prenez pour un rictus de total indifférence est peut-être un fou rire caché. Tant qu’on n’est pas mort de rire tout va bien.
Mort… De rire… #BlagueDeDépressif
Les gens acceptent la douleur et apportent le réconfort lorsque vous vous cassez un bras et que vous êtes momentanément mal au point. Parce que cette brisure physique se résorbe avec le temps. La dépression fait fuir les gens.
Car ce n’est pas physique, la blessure n’est pas visible, c’est psychique. Car c’est délicat. Car le contact des autres n’apporte pas forcément de rémission, il n’y a pas de solution immédiate. Il y a juste un puits de chagrin dans lequel on a l’impression d’être entraîné si on s’approche trop de la source. Comme une maladie contagieuse.
Car la dépression est une maladie. Un état comme un trou noir de souffrance, dont l’auteur lui-même ne peut expliquer la cause exact. Elle l’englobe. Il ne peut pas vous dire cela fait mal “là”. “Là” représente parfois sa vie elle-même. Il ne peut pas vous promettre que “cela ira mieux demain”. C’est un pronostique aussi efficace que la météo. Et c’est douloureux de voir quelqu’un que l’on aime sombrer peu à peu. Voir que sa vie nous échappe, que l’on n’y peut rien. On est aussi conscient de cela c’est pour cela que l’on a ce stigmate de la honte qui nous pousse bien souvent à nous taire. A enfouir cette douleur. A jouer un rôle. A souffrir en silence. Mais la profonde dépression ne se soumet pas à notre volonté. Elle prend son temps. Elle ronge vos forces vitales.
Pourquoi, comment ? Il y a des éléments émotionnels déclencheurs, on peut les identifier : un décès, l’arrêt de drogues; une charge émotionnelle forte… Mais ils ne sont pas immédiats. Ils ne sont pas tous tangibles. Il y a aussi des prédispositions génétiques. Tout le monde ne réagit pas comme une démonstration mathématique. Si A alors B. Si décès alors dépression.
Non.
La dépression ne suit pas forcément une logique.
Il n’y a pas de recette.
“Pour une bonne dépression, vous prenez 1 décès, vous saupoudrez de 2,3 problème professionnels et vous ajoutez une pincée de fuite d’eau dans la salle de bain, c’est ce qui révèle toute la saveur. Les plus délicats remplaceront la fuite dans la salle de bain par un pneu crevé. S’accompagne idéalement d’un licenciement. Le chef conseille une rupture sentimentale en dessert”
Il n’y a pas une échelle de peine universelle qui, dépassée un certain seuil, conduit chacun à la dépression.
Ma soeur est morte de sa maladie des années après que cette même maladie m’eut conduit à ma dépression. J’étais en voyage en Islande. Je n’ai pas fait de dépression. J’ai eu une période de deuil. Mon grand-père est mort l’année d’après. J’étais en voyage au Népal. Je n’ai pas fait de dépression. J’ai laissé allé mes émotions en marchant. J’ai pleuré en déposant une écharpe népalaise au camp de base de l’Everest. Ma manière de lui dire adieu. J’ai fait mon deuil.
Il y a une grosse nuance. Je ne suis pas devenu insensible. La maladie, qu’est la dépression, n’a simplement plus eu d’emprise sur moi. J’éprouvais une grande tristesse, j’éprouve toujours de la tristesse, mais ce n’était pas une dépression.
A la fin d’une période de deuil, on est censé mieux fonctionner qu’au début de celle-ci. Si c’est pire, ce n’est pas un deuil, c’est devenu une dépression.
La dépression a failli m’empêcher de devenir ce que je suis aujourd’hui car j’étais arrivé à un niveau de douleur et d’anxiété où je souhaitais seulement que cela s’arrête.
La dépression est quelque chose d’absurde par essence. J’avais des crises de panique à l’idée de sortir de chez moi pour m’acheter à manger. Quand j’y pense à tête reposée, longtemps après, oui, j’en ris moi-même.
Mais pour une personne en dépression sévère, cette terreur et cette douleur interne qui l’emprisonne est palpable.
De l’extérieur, il est difficile ne serait-ce que comprendre la logique de cet état. Croyez-bien que nous aussi on aimerait ne pas subir cette tyrannie psychologique que vit nos corps et notre esprit. On est l’unique membre d’une secte dont la dépression est le gourou impitoyable. Le pire, quand bien-même, vous trouvez en vous la force, qui vous semble inhumaine, de faire ce que tant de millions de personnes semblent faire le plus naturellement du monde comme : faire les courses, vous levez, prendre une douche, vous êtes totalement conscient de la surréalité de cette situation. Au lieu de vous félicitez de votre -petit- pas en avant, car oui, à ce moment là, sortir faire les courses fut, pour vous, une victoire personnelle aussi difficile qu’un marathon, vous vous accablez de votre incapacité à fonctionner normalement. C’est un cercle nocif. Chaque tentative de fonctionnement normal, “normal” comme l’admet la société, nous use.
Maintenant je connais la dépression. Je la reconnais. Je la regarde en face. Je connais ces humeurs que j’accepte parfois. Je ne force plus son courant lorsqu’il est trop fort pour mieux me laisser entraîner et me maintenir à flot après avoir préservé mes forces. Je ne me fais pas le dénie de son pouvoir de nuisance. Je m’adapte. Je sais qu’elle m’a entraîné au fond. Je ne me crois pas invincible face à elle. Elle est cet ennemi sournois qui essaiera toujours de faire s’écrouler le royaume de ma vie que je peine chaque jour à construire.
Contre ce poison qui tue en silence, il existe des remèdes. Des soins. Avoir frôlé la mort m’a amené à produire une résistance naturelle. Les pensées sombres me mettent parfois à genou mais je ne pourrai plus être abattu.
En voyageant, le monde, les gens, les paysages m’ont empli de trop de moments de bonheur pour que la nuit puisse ternir irrémédiablement leurs éclats. Alors quand je vais mal, si mal que rien ne semble bon de continuer, je tends la main vers la chaleur de ce qu’hier j’ai vécu et de ce que demain, encore, pourra m’apporter.
Malgré tout ce qu’elle m’a fait endurer et ce qu’elle s’évertue encore à me faire subir quelques fois, je lui suis reconnaissant. Je sais, c’est étrange. Elle a détruit une partie de moi-même. Elle a tué une partie de moi-même. Elle a presque réussi à me mettre entre 4 planches.
– La garce ! Aucune compassion et aucun pragmatisme. Une personne qui ne vit plus n’est plus déprimée puisqu’elle ne peut plus subir l’état dépressif. Du coup, si la dépression est une entreprise, elle fait faillite puisque son principal client n’est plu… –
La personne qui résulte de ce combat n’est plus la même. Je ne me sens pas faible par le fait d’avoir souffert. Je me sens pas faible ni honteux de parler de cette souffrance. Peut-être est-ce manque de pudeur vis à vis de qui je suis réellement et non vis à vis de ce en quoi la société souhaite me transformer : un consommateur docile et “heureux”, un pourvoyeur de bonheur aseptisé, peut-être est-ce cela qui me préserve de ne pas succomber de nouveau.
J’ai acquis la force d’accepter mes faiblesses et mes limites. Etre simplement qui je suis. Et qui je suis n’est pas l’image que je renvois et qui est perçue par ceux qui m’entourent. Mais ce n’est pas grave. Je pense que tout le monde a quelque chose de brisé en lui. TOUT le monde. – Oui, même Trump – Et chez certains, cette brisure se manifeste différemment. Parce que cette image de perfection n’existe pas. Je n’ai pas à m’identifier à cette image ni à m’adapter à son moule réducteur. Notre psyché, notre personnalité, ne se réduisent pas à être un simple élément productif et satisfait de la vie, opérationnel en tout point, en tout temps, sans émotions, sans remords, sans douleur, telle une machine. C’est plus complexe que cela. On n’y peut rien de ressentir cette peine.
Vous pensez qu’on se lève le matin avec un air, du genre “Chérie, ou est-ce que tu as mis mon costume de dépressif. Je n’arrive pas à le trouver. J’aimerai bien le mettre aujourd’hui et… probablement le garder pour les 3 prochains mois ?”
On n’a pas choisi la dépression. On la subit. Elle nous détruit.
Il y a d’ailleurs une sorte de grâce inhérente au fait d’avoir réussi à dompter la dépression. C’est comme une renaissance. Une résurrection. On est revenu de l’enfer, notre enfer, on est là pour en témoigner. Cet enfer dans lequel on a entraîné des proches, parfois.
La vie, notre vie, prend une autre perspective lorsqu’on prend conscience qu’elle faillit ne plus être.
On ne regarde plus la lumière de la même façon lorsque l’on a vécu dans la nuit pendant ce qui me fut une éternité.
A toi qui est derrière l’écran et qui souffre peut-être comme j’ai souffert, voir plus encore, sache que l’on peut en parler. Que l’on doit en parler. Qu’il y a des structures. Des soins. Ce n’est pas parfait mais cela existe. Sache que l’on peut vivre avec à défaut d’en guérir et qu’une vie future, plus lumineuse, plus joyeuse, existe, avec des hauts et des bas, malgré cet état noir dans lequel tu te trouves actuellement.
Je croyais que la mort était la seule issue.
Je me trompais.
(si, si, je me trompais. J’ai des années de voyages pour le prouver et t’enfiler des dizaines de milliers de photos et des centaines d’anecdotes pourrait être un épisode de torture plus douloureux que la mort si tu continues à remettre mes arguments en question 😉
Cela n’est pas facile de dompter la dépression mais c’est possible.
Voir le monde m’a guéri.
Tu peux être guéri.
Ta vie ne se résume pas à la souffrance que tu peux subir actuellement.
“De la noirceur naîtra la lumière,
Car même dans les plus abyssales ténèbres
Il y a de la vie
Il y a de la vie…”
ps : la forme initiale de cet article était plus courte et ne comportait aucune forme d’humour, d’auto-dérision, ni de gif. Elle était en quelque sorte trop sérieuse et tragique à mon goût. Je les ai ajoutés par la suite. Parce que je suis arrivé à un stade où je peux et veux en parler librement. Parce que je peux aussi en rire. Etre sujet à la dépression ne signifie pas que l’on a abandonné le rire et l’humour… Et, si cette forme d’humour maladroite arrive à te faire décrocher un sourire en plus du fait de te faire prendre conscience que ce que tu ressens n’est pas anormal, que tu n’es pas seul… alors cet article n’aura pas été totalement inutile.
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Bonjour Piotr,
Contrairement à Jenny, c'est la première fois que je lis.
C'est pas possible, tu vis en moi
Je viens seulement de prendre conscience de mon état à vrai dire (j'ai 36 ans) et mon mari ne me comprend pas ...
Je voudrait qu'il puisse lire ton article (tu écris tellement bien et tellement juste !) mais c'est un fénéant de la lecture !!
Bien que, comme tu dis, peu importe la raison de son retour ; Un mal de dos qui revient, un café raté un matin difficile, le monde qui tourne mal ... J'ai l'impression que la source de tout ça chez moi est une hyper sensibilité de mon petit intérieur profond.
Comme si j'étais fragile, impuissante, une personne à rassurer alors que tout le monde me connait comme étant l'inverse. Forte, intelligente, qui fonce dans le tas ... Et si ça ne marche pas pour nous on pourra toujours être acteur !
Pour ma part, et je ne sais pas si je fais bien, je suis à la recherche de la cause de cet état de fait. Évidemment il y a mille raisons ...
Et si tout simplement cela venait de hyper sensibilité ?
Et toi te sens-tu hyper sensible ?
Encore merci pour tes mots, ils ont un peu enlevé de mes maux
Jessica, Belgique